Le rôle de la mésinformation lors de l’élection québécoise de 2022: Observations de mi-élection
Mathieu Lavigne, Anne Imouza, Maxime Blanchard, Catherine Perron, Chloé Staller, Ella Noël, et Kaligirwa Namahoro
23 septembre 2022
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Le Projet sur la désinformation électorale au Québec a pour but d’analyser le rôle de la mésinformation dans le cadre de l’élection provinciale québécoise de 2022. Depuis le début de la campagne, le 28 août, le Projet a effectué une veille humaine et automatisée des médias sociaux afin d’identifier et d’analyser la mésinformation en lien avec l’élection. Le Projet recourt également à un sondage quotidien visant à examiner la propagation et les effets de la mésinformation sur les attitudes et comportements des Québécois et à évaluer leurs perceptions sur l’enjeu de la mésinformation.
Cette analyse de mi-élection résume nos principales observations depuis le début de la campagne. De manière générale, nous notons que les discussions en lien avec la mésinformation sur les médias sociaux ont porté sur trois sujets principaux: (1) les perceptions des sondages et de la couverture médiatique comme étant biaisés, (2) la mésinformation en lien avec le processus électoral et (3) la mésinformation en lien avec la COVID-19 et une dérive autoritaire anticipée advenant la réélection de la Coalition Avenir Québec. L’analyse quantitative des données de médias sociaux montre que certains contenus contenant de la mésinformation se sont faufilés parmi les publications les plus repartagées sur Twitter en lien avec la politique québécoise. Notre sondage suggère que les Québécois et Québécoises perçoivent la mésinformation comme un enjeu sérieux lors de l’élection, mais ont néanmoins confiance que l’élection sera administrée équitablement. Environ le quart de ceux-ci considèrent avoir été exposés à de la mésinformation en lien avec l’élection. Près de la moitié des Québécois et Québécoises estiment avoir de la difficulté à distinguer l’information factuelle de la mésinformation, de sorte que plus de 40% des répondants sont incertains s’ils ont été exposés ou non à de la mésinformation au cours de la campagne.
Analyse des discours circulant sur les médias sociaux
Confiance envers les sondages et les médias
La campagne a donné lieu à plusieurs remises en cause des sondages, en particulier ceux de Léger, perçus comme biaisés à l’égard du Parti conservateur du Québec. Bien que présent avant le début de la campagne, ce discours a été alimenté par l’enchaînement d’un sondage de Léger publié le 24 août et qui plaçait le Parti conservateur au quatrième rang à 14% par un sondage de Mainstreet le 27 août plaçant le Parti conservateur au deuxième rang à 21% (voir Figure 1; il est intéressant de noter que Mainstreet a revu les intentions de vote du Parti conservateur à la baisse à 18% le lendemain). Plusieurs internautes se sont basés sur une comparaison des foules lors des rassemblements des chefs de partis ou sur des sondages alternatifs diffusés dans leur réseau (voir Figure 2) pour suggérer que le Parti conservateur serait en tête dans les intentions de vote ou que l’élection est beaucoup plus serrée que ce que les firmes de sondage traditionnelles laissent entrevoir. Naturellement, un sondage partagé à l’intérieur d’un réseau d’individus partageant des opinions politiques similaires surestimera les intentions de vote à l’égard du parti que l’on appuie.
Dans une vidéo publiée par Radio-Québec le 29 août, Alexis Cossette-Trudel a demandé au Directeur général des élections d’enquêter sur les liens entre la Coalition Avenir Québec et la firme Léger. S’en est suivi une initiative citoyenne sur Facebook, Twitter et Telegram invitant à porter plainte à Élections Québec, qui n’a pas juridiction sur les sondages électoraux, en se basant sur l’argument selon lequel les sondages de Léger constitueraient une dépense électorale pour la Coalition Avenir Québec. Plusieurs dizaines d’utilisateurs ont indiqué en commentaire avoir déposé une plainte, certains joignant des captures d’écran confirmant la réception de la plainte par Élections Québec.
Cette méfiance envers les sondages a été accompagnée d’une méfiance plus générale envers les médias, incluant l’idée que les médias feraient partie d’un complot avec le gouvernement (voir Figure 3). Plusieurs médias ont été accusés d’être à la solde du gouvernement, par crainte de perdre leur financement ou en raison de liens présumés avec la Coalition Avenir Québec. Ces allégations s’appuyaient notamment sur le fait que Pierre-Karl Péladeau, dirigeant de Québecor, a été fait officier de l’Ordre national du Québec. Plusieurs blogueurs, médias alternatifs et internautes ont suggéré que les partis et chefs de partis font l’objet d’un traitement différencié, dénonçant une présumée tendance à s’acharner sur Éric Duhaime et le Parti conservateur du Québec. La publication de commentaires suggérant qu’Éric Duhaime encourage la violence, l’attention trop importante portée aux taxes municipales et scolaires qu’il aurait omis de payer et le temps d’antenne inégal entre les chefs de partis ont notamment été cités par ceux dénonçant une couverture médiatique biaisée.
Mésinformation en lien avec le vote
Une part relativement importante de la mésinformation ayant circulé depuis le début de la campagne portait sur le processus électoral et le vote. En continuité avec l’idée que les sondages prédisant une victoire de la Coalition Avenir Québec seraient faussés, plusieurs utilisateurs critiquant les mesures sanitaires et la gestion de la pandémie par le gouvernement ont avancé que si la Coalition Avenir Québec était réélue, ce serait nécessairement due à une fraude électorale (voir Figure 4).
Chacun des éléments du processus électoral ont été mobilisés afin de démontrer ladite fraude:
L’utilisation de crayons de plomb pour voter, qui permettraient aux administrateurs de l’élection de changer les votes (malgré le fait que les boîtes soient ouvertes et que les votes soient comptés devant des scrutateurs de chacun des partis);
L’utilisation du vote par la poste (malgré le fait que ce mode de vote soit seulement offert à un nombre restreint d’électeurs);
Le vote par anticipation, lequel permettrait de changer les boîtes entre le moment du vote et le moment du décompte (malgré le fait que les boîtes de scrutin soient scellées);
L’utilisation de machines pour compter les votes, lesquelles seraient programmées pour favoriser un parti (malgré le fait que tous les votes soient comptés à la main devant des scrutateurs);
Le retrait présumé d’individus non vaccinés de la liste électorale ou l’obligation d’être vacciné pour voter (malgré le fait qu’aucune preuve vaccinale ne soit exigée pour voter et que tout électeur ait la possibilité de s’inscrire sur la liste électorale s’il constate qu’il n’y est pas);
La nécessité de se prendre en photo avec son bulletin de vote pour prévenir la fraude.
Cette mésinformation a parfois été associée à une volonté de se retirer du système, en demandant à être retiré de la liste électorale (voir Figure 5) ou en renvoyant sa carte d’électeur par la poste. Cela dit, une très forte majorité des messages à ce sujet invitait plutôt les citoyens à voter afin de faire entendre leur voix.
De manière générale, ces narratifs ne semblent pas refléter des croyances profondes, mais plutôt un manque de connaissances quant à l’administration électorale au Québec. Les données de notre sondage révèlent, par exemple, que près de la moitié des électeurs (47.2%) ne savent pas que tous les bulletins de vote sont comptés à la main au Québec. Similairement, moins d’un électeur sur cinq (18.6%) sait que le vote par la poste ne sera permis qu’à certaines catégories d’électeurs lors de la présente élection (voir Figure 6). Ce manque de connaissances sur le processus électoral ouvre la porte à la circulation de fausses informations sur l'administration de l’élection. Il est à noter que les élections au Canada sont réputées par les experts comme étant parmi les plus fiables à travers le monde.
Dérive autoritaire advenant une réélection de la Coalition Avenir Québec
La campagne a donné lieu à beaucoup de spéculation, surtout parmi les communautés opposées aux mesures sanitaires, sur ce qui arrivera advenant une réélection de la Coalition Avenir Québec. Plusieurs individus parmi ces communautés associent le gouvernement de la Coalition Avenir Québec à une dictature (voir Figure 4) et prévoient une dérive autoritaire advenant sa réélection.
Ces spéculations concernent d’abord un retour des mesures sanitaires, incluant le retour du passeport vaccinal et un nouveau confinement de l’ensemble du Québec (voir Figure 7). Certains producteurs de contenus contribuent à un climat de peur en suggérant des mesures allant beaucoup plus loin que celles qui étaient en place lors des vagues précédentes, telles que la construction et l’utilisation de camps de concentration (voir Figure 8).
Toujours concernant la COVID-19, certains craignent que la Loi 15 sur la protection de la jeunesse, qui inclut une clause sur la primauté parentale, soit utilisée afin de retirer la garde ou de placer les enfants sous la protection de la jeunesse dans le cas où les parents refuseraient de faire vacciner leurs enfants ou choisiraient de faire l’école à la maison pour éviter les mesures sanitaires (ou l’endoctrinement du gouvernement). Rebel News a notamment produit un reportage sur le sujet, décrivant le cas d’une famille qui aurait dû déménager au Manitoba pour éviter la DPJ (voir Figure 9). Ce reportage et ces préoccupations ont trouvé écho et ont été repartagés dans certaines communautés, particulièrement celles opposées aux mesures sanitaires et à la vaccination. Il est important de souligner que la Loi 15 vise à clarifier que l’intérêt des enfants devrait primer sur toute autre considération et que les clauses décrivant quand la Direction de la protection de la jeunesse doit intervenir demeurent inchangées.
Ces spéculations quant à ce qui pourrait arriver advenant la réélection de la Coalition Avenir Québec concernent aussi la crise climatique et l’utilisation des technologies numériques telles que la reconnaissance faciale et l’identité numérique, qui seraient utilisées pour surveiller, évaluer et pénaliser les citoyens en fonction de leurs habitudes de vie. Qu’ils soient liés aux mesures sanitaires, à l’utilisation des technologies numériques ou à la crise climatique, ces discours laissent entendre que la volonté première du gouvernement serait de « contrôler la population » et qu’une diminution graduelle des libertés individuelles mènerait à la disparition complète de la démocratie au Québec au cours des prochaines années.
Volume de discussion sur les enjeux liés à la mésinformation
Depuis le début de la campagne, nous avons extrait l’ensemble des tweets incluant des mots clés en lien avec l’élection québécoise afin d’évaluer le type de contenus se propageant sur la plateforme. Parmi ces tweets en lien avec l’élection, nous avons extrait, pour chaque jour de la campagne, les 30 tweets ayant été les plus repartagés (plus de détails sur la manière dont les tweets ont été codés sont inclus dans la section Méthodologie).
L’analyse montre que, tout au long de la campagne, plusieurs tweets contenant de la mésinformation ont été parmi les plus partagés sur une base quotidienne. Une proportion importante de ces tweets concernait la COVID-19 (gestion de la pandémie, vaccination, mesures sanitaires à venir) ou remettait en question l’impartialité de la couverture médiatique ou des sondages sur les intentions de vote. Plusieurs des tweets parmi les plus partagés provenaient de mêmes utilisateurs. Notre veille humaine suggère que la mésinformation a eu tendance à rester concentrée au sein de communautés restreintes en ligne et qu’elle rejoignait assez rarement un public plus large. Le fait que la mésinformation provienne malgré tout à se retrouver parmi les publications les plus partagées peut témoigner du fort niveau d’activité des individus ayant tendance à croire la mésinformation sur les médias sociaux.
Perceptions de l’enjeu de la mésinformation
Notre sondage incluait des questions sur les perceptions que les Québécois ont de l’enjeu de la mésinformation. Tel que montré dans la Figure 10, une forte majorité de Québécois (63.3%) sont plutôt ou fortement en accord avec l’idée que la mésinformation est un problème sérieux durant l’élection québécoise de 2022. Malgré cette perception que la mésinformation est un problème sérieux, seulement 28.3% pensent avoir vu, lu ou entendu de la mésinformation en lien avec l’élection, alors que 40.9% des répondants sont incertains. Ce fort taux d’incertitude pourrait découler du fait que la moitié des Québécois (49.9%) sont en accord avec l’affirmation selon laquelle il est difficile de distinguer l’information factuelle de la mésinformation. Bien que les Québécois perçoivent la mésinformation comme un problème sérieux lors de l’élection, plus du trois quarts des électeurs ont confiance que l’élection va être administrée équitablement, un pourcentage comparable à celui observé lors de l’élection fédérale de 2021.
Lorsque questionnés sur la mésinformation qu’ils croient avoir vue, lue ou entendue durant la campagne, les thèmes les plus fréquents sont la pandémie de COVID-19 et la campagne de vaccination qui y est associée (9% des réponses), la lutte aux changements climatiques (4% des réponses), les infrastructures étatiques et dépenses qui y sont liées (4% des réponses), ainsi que les engagements des partis au niveau des finances publiques et de la fiscalité (4% des réponses). Plusieurs répondants expriment aussi leur méfiance à l’égard du Parti conservateur du Québec et de son chef (16% des réponses) ainsi que des médias (8% des réponses), identifiant ces acteurs comme des sources importantes de mésinformation. Les répondants qui affirment avoir été exposés à de la mésinformation expriment un niveau de confiance envers le processus électoral similaire à celui des autres répondants, mais ont une plus forte impression que la mésinformation constitue un problème sérieux dans le cadre de l’élection provinciale en cours.
Méthodologie
Le sondage a été créé sur Qualtrics et administré à un échantillon de 1722 Québécois et Québécoises provenant du panel web de Léger entre le 30 août et le 15 septembre 2022. Environ 100 répondants répondent au sondage chaque jour de la campagne, cet échantillon étant représentatif de la population québécoise à l’intérieur de la marge d’échantillonnage. Afin d’assurer leur représentativité, les données analysées sont pondérées en fonction de l’âge, du sexe et de la région administrative au sein de laquelle vivent les répondants.
Les données de Twitter ont été collectées en utilisant l’API Twitter et un ensemble de mots clés liés à l’élection générale québécoise de 2022. Au total, 1 654 939 tweets ont été collectés du 28 août au 17 septembre 2022. Pour chaque jour, deux codeurs ont manuellement classifié en deux catégories (1 = mésinformation, 0 = pas de mésinformation) chacun des 30 tweets ayant été les plus partagés sur une période de 24h. Au total, 630 tweets ont été classifiés manuellement. Les tweets sont considérés comme contenant de la mésinformation lorsque classifiés comme tels par les deux codeurs. La proportion des tweets contenant de la mésinformation correspond au nombre de tweets contenant de la mésinformation, divisé par le nombre de tweets analysés chaque jour (30).
Contacte des médias
Phaedra de Saint-Rome
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